NOTE DU TRADUCTEUR
Dans les années 30, Nathanael West, proche ancêtre de Richard Brautigan à plus d’un égard, désirait écrire des romans « en forme de bandes dessinées ». En voici un. Ayant lui-même mis à plat (comme on abat sa main ou comme on crève une baudruche) un assez joli lot de mythes américains en faisant subir à son naïf idéaliste, Lemuel Pitkin, l’enchaînement inexorable d’avanies et de mutilations qu’est A Cool Million, West eût trouvé plaisants le langage appauvri, les rodomontades suffisantes, les redondances de notre privé (« private eye », d’où « L’Œil »). Double parodique du célèbre Sam Spade de Hammett, C. Card substitue à son image celle, sans épaisseur, de la carte à jouer. Un privé fichu comme l’as de pique en quelque sorte. Ou une crêpe à la Chandler. Aussi plat que les acteurs de L’Hôtel Bleu de Stephen Crâne, maniant désespérément une langue éculée que les médias laminent et qui s’affaisse sous les clichés, C. Card se refait une personnalité de carton à grand renfort de proverbes avachis et de banalités sentencieuses. Moins sépia que jauni, il rejoue la partie d’un certain Boris Vian : « Arthur, où t’as mis le corps ? »
Brautigan, sa réputation de vieux hippie s’estompant enfin au soulagement général, donnait depuis quelque temps dans la démolition. Sa boule d’acier trempé (dans l’humour) s’attaquait aux pans branlants des genres inhabitables. Après avoir rasé western et gothique (le Monstre des Hawkline), érotisme et « who-dunit » (Willard), geste militaire (le Général sudiste), romance et série B (l’Avortement), le voilà qui s’en prend au roman policier. Et ce « thriller » sans « thrills », où tout suspense est désamorcé par les avertissements et les anticipations, toute tension détruite par l’incompétence et l’aveu importun, toute crédibilité hachée par la bêtise et tout machisme miné par la fringale, achève un cycle contestataire et démystificateur. Déjà, un « poème énigme » de June 30th-June 30th maltraitait Dashiell Hammet dans un sous-titre amical et trafiqué. Accablé par une impitoyable mise en perspective, Card a du mal à nous faire croire qu’il a plus d’un tour dans sa manche : chacun voit bien qu’il n’y loge qu’un bras pas très nickel.
En mauvais détective, filons notre métaphore : cet as des enquêteurs est, comme on dit au poker, « in the hole », caché face contre table, il rêve de retournements et de coups de théâtre ; mais toujours décavé, Card, le cave, vit en plus dans un trou qui, pour être garni, n’en évoque pas moins l’obscur, le moisi, le miteux. Privé, il l’est de tout, sauf d’une imagination de feuilleton. A chacun les bluffs qu’il mérite et les compensations du temps jadis qu’il peut. Personnage trahi par son auteur, Card « se fait du cinéma ». Rien n’a lieu que dans sa tête, soigneusement isolée du monde extérieur, où Card songe ferme, en vivotant. Hors cette salle de projection douteuse, rien. Le héros est élimé, son costume fatigué, son enquête minable. Fidèle à la tradition anti-réaliste où puise une large fraction de la fiction américaine contemporaine, Brautigan annule. L’intrigue se désavoue, le décor se délite ; les envolées capotent. A faire gérer la nostalgie par un amnésique, le rétro fonctionne mal. Chômeur, le privé aspire à la stase : « Je parlerai de ma vie sentimentale plus tard, quand il ne se passera rien d’autre. Je veux dire absolument rien : que dalle. » Façon comme une autre de dire que le présent du récit n’est pas particulièrement agité. Il n’y avait plus de personnage ni de cadre identifiables dans les premiers écrits. Les étiquettes de la fiction s’étiolaient sur les quincailleries littéraires de la pêche à la truite en Amérique, roman démontable. Voici maintenant qu’un raté, non content de décevoir, montre du bout de son calibre vide les ressorts brisés de la narration traditionnelle. Le roman policé n’a plus de munitions. « Il me dit », « je lui dis », « il me dit », « je lui fais » : le dialogue comme bulles. « Vous allez voir que », « comme j’ai déjà dit » : le récit comme recyclage. « Alors », « et puis », « pendant ce temps-là », « après » : du raboutage pour toute mise en scène. Tous les coups sont téléphonés et le téléphone est en dérangement. A Babylone, il n’y a plus que les Jardins qui soient suspendus : le « disbelief », l’incrédulité, auxquels certain art poétique recommandait qu’on appliquât le même volontaire traitement, eux, en tout cas, ne le sont plus guère. Au pays des genres romanesques reconnus, c’est l’heure du Grand Sommeil. Et s’il s’y loge encore des rêves, ils sont également gangrenés par les discours à bon marché du sentimentalisme quotidien, aussi douloureusement grotesques que les lettres du courrier du cœur avec lesquelles West se bricolait des crucifix. Mais Brautigan grince moins et sourit plus. A contempler la sciure qui bourre ses personnages et leur tient lieu de sang, il se rappelle aussi la piste des vieux cirques, le rire et le nez rouge du clown, dont il possède l’art et la triste tendresse. Images déconcertantes ; coq-à-l’âne ; caricature ; forage des impasses narratives ; distorsions lexicales ; logique verbale ; rénovation, par la technique du pied de la lettre, d’expressions fossilisées…
Le moment n’est pas à l’analyse ; mais l’on s’en voudrait de laisser classer Brautigan au nombre de ces mineurs que l’histoire littéraire passe à la trappe avec si belle ardeur. Boris Vian, en son temps, et parlant de chanson, avait jugé la nécessité et la valeur du travail de sape des « mineurs » en question : « La chanson… n’a rien d’un genre mineur. Le mineur ne chante pas en travaillant et Walt Disney l’a bien compris qui faisait siffler ses nains. »
Après un Privé à Babylone, reprenez un Hammett, pour voir dedans, ça fait comme des trous.
Marc CHÉNETIER.